Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, dans une interview exclusive avec Le Calame : "Mes propos sur Al Jazeera Net ne sont pas une attaque contre Ould Daddah, mais une description de la réalité politique qui prévalait, à l’époque, sur laquelle on m’a posé une question".
Au moment où la campagne, en vue de l’élection présidentielle du 18 juillet, bat son plein, le Calame a jugé utile de recueillir le point de vue de monsieur Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, ancien Président de la République dont l’acte, patriotique, de démission, a permis à la nation mauritanienne de sortir de la crise politique, consécutive au putsch du 6 août 2008, et de s’engager dans une élection présidentielle, constitutionnellement acceptable.
Les propos de celui qui a dirigé notre pays, pendant quinze mois, contribueront à éclairer l’opinion publique. A l’heure où la tension monte, cet homme, qui vient de sortir par la grande porte de l’Histoire, malgré le lynchage que sa famille et lui ont subi, cet homme sage ne s’est jamais inscrit dans une logique de confrontation, encore moins de surenchères. Jamais l’idée de vengeance n’a effleuré son esprit.
Loin des bruits de la campagne, Ould Cheikh Abdallahi, qui a choisi de se réinstaller dans la Mauritanie profonde, la vraie celle-là, observe les choses de loin et pose un regard, lucide, sur l’évolution de la Mauritanie qu’il aime tant. A Lemden, où nous nous sommes rendus, l’homme nous a reçus avec courtoisie. Toujours jovial, il frappe par son humilité et sa retenue. En plus de la télévision, l’homme est relié au Monde par l’Internet et le téléphone. Il est aussi bien sollicité par ses compatriotes que par des étrangers en quête de conseils. Depuis son exil volontaire chez lui, l’homme partage son temps entre la mosquée, la réception de ses hôtes et la lecture. Sur sa petite table de chevet, cohabitent un exemplaire du Saint Coran, un chapelet et des essais, récents, de Barack Obama et de Paul Baryl.
Dans cette interview, il revient sur les péripéties de la crise, ses rapports avec les généraux tombeurs, son soutien à Messaoud Ould Boulkheïr, ses rapports avec Ahmed Ould Daddah, ex-chef de file de l’opposition à son pouvoir et, enfin, sur la possibilité ou non de revenir, un jour, dans l’arène politique mauritanienne.
Le Calame : Après moult tractations, suivies de votre démission, l’accord de Dakar est enfin mis en œuvre. Comment avez-vous vécu tout cela ?
Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi : Je suis très heureux que l’accord de Dakar ait pu être signé et mis en œuvre. Je crois, très franchement, que ceux qui s’intéressent aux désirs de leurs compatriotes ne peuvent pas rester insensibles à cet accord, parce qu’il y avait, en lui, une très forte demande des Mauritaniens. Par cet effort, ceux-ci ont prouvé qu’ils veulent la paix pour leur pays. Le sentiment le plus répandu était que, s’il n’y avait pas d’accord, le pays s’engageait dans l’inconnu. Je fus, donc, personnellement très heureux, en signant ce décret, conscient de ce qu’en présentant ma démission, je faisais quelque chose pour l’intérêt du pays.
Dans votre discours d’adieu, vous avez relaté le bilan de votre passage à la tête de l’Etat. Mais, vous n’avez fait allusion, à aucun moment, aux points faibles de votre action. Où avez-vous péché, pour susciter l’ire des généraux qui vous ont déposé ?
Dans mon discours, j’ai précisé que je ne m’inscrivais dans une logique de surenchère; comme j’ai eu à le dire, ce genre d’attitude, ça recule plus que ça n’avance. L’histoire retiendra de cette période ce qu’elle voudra. Si celle-ci n’a pas correspondu à ce que les Mauritaniens attendaient, elle sera vite oubliée; si, par contre, il y a eu des choses importantes pour l’avancement du pays, elle les retiendra. Je pense, après réflexion, que je n’étais pas, sur un certain plan, en harmonie avec mon pays. Je ne me suis pas soucié, pendant cette période, de certains aspects relatifs à ma popularité, ni aux actions pour l’améliorer et, très franchement, je ne m’étais pas préparé à cela.
Et puis, il y avait des gens, dans mon entourage, je l’ai déjà évoqué dans mon adresse à la Nation, des gens qui se rendaient à l’évidence que ce que j’étais en train de faire n’était pas bien perçu, par mes compatriotes. Ils me disaient : "Ecoutez, la Mauritanie ne doit pas être gérée de cette façon, il faut tenir compte des aspirations du peuple, il faut tenir compte de leurs habitudes, vous ne pouvez pas changer les choses, d’un seul coup". Mais je me rendais compte qu’en suivant ces observations, bienveillantes, du reste, je cautionnais les pratiques d’antan, je m’y incrustais, et cela n’était pas ma vision de ma mission envers la Mauritanie.
Je pouvais réaliser, à cette période, beaucoup de choses, qui devaient être accomplies, et, quoique bien de gens m’aient dit, vous auriez dû faire ceci, éviter cela, et que cela fût, certainement vrai, je portais une vision, je le répète, et je ne voyais pas les choses comme eux. La stabilité du pouvoir ne m’intéressait que pour autant qu’elle serve à quelque chose, qu’elle corresponde à la vision que j’avais pour mon pays. Si c’était juste la stabilité pour la stabilité, je ne m’y retrouvais point.
La campagne électorale bat son plein. Comment la vivez-vous, depuis Lemden ? Pensez-vous que l’opposition a de réelles chances de gagner ? Par ailleurs, dans une sortie, récente, sur Al Jazeera Net, vous n’avez pas manqué de jeter quelques piques à Ahmed Ould Daddah. En cette période de campagne, ne pensez–vous qu’il soit plus sage d’enterrer la hache de guerre, pour combattre votre ennemi commun ?
D’abord, en ce qui concerne la campagne électorale, vous le savez, j’ai apporté mon soutien au président Messaoud Ould Boulkheir ; je l’ai fait à travers une lettre que je lui ai adressée et qui a été lue, lors de son investiture par le FNDD.
Pour le reste, je voudrais vous dire que j’ai été très heureux de son choix et que j’ai fait tout ce que j’ai pu, afin que le FNDD et le RFD puissent travailler, ensemble, pour mettre, en échec, le coup d’Etat. Lorsque le RFD a fait l’objet d’attaques, j’ai, tout de suite, pris sa défense. Si vous avez bonne mémoire, vous aurez remarqué, sans aucun doute, qu’au court de cette période de crise, je n’ai jamais attaqué ou répondu à des attaques qui m’ont été adressées. Je constate, aujourd’hui, qu’on veut faire croire que je m’en suis pris à Ahmed. Allons, donc, je n’ai aucune raison de l’attaquer, il n’y a aucun enjeu, entre lui et moi. J’ai démissionné et je soutiens un candidat, pour la victoire duquel je ne ménagerais aucun effort. Mes propos, concernant Ahmed, sont à entendre, simplement, dans une explication du contexte politique qui prévalait, il y a un an – la fronde des députés, en l’occurrence, qui a conduit au coup d’Etat du 6 août. Une majorité de députés ne se reconnaissaient plus en moi, ai-je dit en substance, et pensaient qu’il y avait une autre manière de gérer le pays.
L’opposition, quant à elle, et en particulier, comme je l’ai dit, le RFD, me semblaient, par certains de leurs comportements, souhaiter l’organisation d’élections anticipées et le coup d’Etat offrait, apparemment, une telle occasion. Tout le monde sait, par ailleurs, quelle fut l’attitude du président Ahmed Ould Daddah et du RFD vis-à-vis de ce qui fut appelé une "rectification". C’est tout. Il ne s’agit pas d’une attaque, mais d’une description de la réalité politique qui prévalait, à l’époque, sur laquelle on m’a posé une question, et j’en ai dit ce que je pensais.
La fronde parlementaire, suscitée par les généraux, aura été l’une des étapes de votre chute. Qu’est-ce qui vous a retenu de dissoudre l’Assemblée nationale ?
Je crois l’avoir, déjà, expliqué : réellement, je ne voulais pas que nous perdions du temps et de l’argent. L’organisation d’élections avait un coût et nous embarquerait dans une période "morte" que je considérais comme une perte de temps, dans le programme à mettre en œuvre. J’ai, cependant, évoqué cette question, à l’époque, en des termes auxquels personne n’a beaucoup prêté attention. J’ai dit que, si je constatais que je ne disposais plus de majorité au Parlement, j’envisagerais, à ce moment-là, la dissolution de l’Assemblée nationale afin de m’en remettre au peuple, pour confirmer, ou non, la situation, auquel cas, soit j’accepterais la cohabitation, soit je partirais, l’alternative, en définitive, m’appartenant en propre. Mais dans mon adresse à la Nation, j’ai précisé que cela n’était que l’ultime solution et je ne préférais pas m’y résoudre précipitamment, pour les raisons que j’ai évoquées tantôt.
La situation devenait pourtant ingérable...
Vous savez, tout cela s’est passé en une période très courte, c’était une situation artificielle, elle ne reposait sur aucune base ou opposition réelle; la preuve en est que, lorsque je me suis résolu à contacter les parlementaires, les invitant à trouver des solutions, à travers le parti ADIL, le nombre de frondeurs a, aussitôt, baissé. Les meneurs, constatant que le vent tournait en leur défaveur, ont, alors, décidé de précipiter l’échéance. Vous dites que la situation était ingérable, mais on aurait pu retrouver une majorité, stable, à même de trouver des solutions, internes, à la crise, plutôt que d’aller vers ce qui, en vérité, n’intéressait que deux généraux, décidés, depuis un certain temps, je le crois, à ce que je ne demeure plus à mon poste.
On vous accuse d’avoir tenté d’acheter des parlementaires...
(Rires). Vous savez, il n’y a pas de chose qu’on n’ait pas dites, comment puis-je acheter des parlementaires ? Je pense que le mieux, c’est d’interroger mon directeur de cabinet, d’ailleurs toujours en poste, et que vous interrogiez, en même temps, son prédécesseur. Cela dit, je m’en vais vous confier une simple chose. Qu’est-ce que j’ai connu, à titre personnel, de mon traitement financier, depuis que je suis devenu président de la République ? Quand on m’a amené mes émoluments, je les ai trouvés disproportionnés, par rapport à la réalité et à l’idée que je me faisais du pays. J’ai, alors, décidé de renoncer à 25% de ceux-ci, au profit du Trésor public, j’en ai parlé au Premier ministre, qui m’a dit que lui et les autres membres de son gouvernement en feraient autant, je dois dire que c’est tout à leur honneur, parce que je ne le leur ai pas demandé.
Pour le reste, j’en ai donné un certain pourcentage, à la fondation de mon épouse, qui le recevait mensuellement. Il y avait également un fonds, qu’on appelle communément caisse noire, géré par le directeur de cabinet, dont on a tiré des dons à de gens qui sollicitaient de l’aide. A un certain moment, j’ai voulu avoir une idée des montants que je donnais, s’ils étaient significatifs ou non, j’ai demandé, à mon directeur de cabinet adjoint, de me procurer, sur le marché, des carnets à souches. Depuis lors, j’ai répertorié tous les dons distribués. J’en gardais une souche, pour suivre l’évolution des dépenses effectuées sur ces fonds, à toute fins utiles. Je serais, d’ailleurs, disposé, aujourd’hui, à vous les remettre pour publication. Les accusations d’achat de députés ne reposent sur rien, il s’agit de pures inventions. Je n’ai, jamais, acheté personne.
Le limogeage des généraux vous aurait été dicté, affirment les militaires, par votre entourage. Qu’en est-il ? Dans le cas contraire, n’avez-vous pas sous-estimé les risques d’une telle décision ? Notamment celui de confrontation entre les chefs de corps, comme le soutiennent les militaires et leurs partisans ?
Je constate, d’abord, que mes compatriotes s’obstinent à croire qu’on m’ait dicté mes décisions, pendant très longtemps. C’est, probablement, très commode, très pratique : j’aurais été un petit jouet, entre les mains des militaires; qui faisaient de moi ce qu’ils voulaient, après m’avoir, pratiquement, amené sur leur char… C’est, évidemment, caricatural, excessif et cela ne permet pas de cerner et d’analyser, correctement, les problèmes. Quand un candidat a obtenu 25%, au premier tour, qu’il lui a fallu négocier des accords, avec des candidats qui ont eu 15 et 10%, on ne peut pas dire qu’il a été amené sur un char.
Que les militaires aient aidé, qu’ils aient pensé que ce candidat leur convenait, pour des raisons qui sont les leurs, je veux bien. Mais de là à tout caricaturer, ça n’avance, en rien, dans la recherche et la compréhension des problèmes du pays. Cela aurait, toujours, été comme cela, toujours mon entourage qui me commanderait de faire ceci ou de me débarrasser de celui-là, c’est trop facile. Hier, sous les ordres des généraux, subitement, sous le joug de son entourage : de grâce, accordez-moi, tout de même, un peu de moi-même... Tout cela est, de fait, bien loin de la réalité. Vous savez, la décision la plus douloureuse, peut-être, que j’ai été amenée à prendre, fut le limogeage des généraux, parce que, réellement – et je crois que je l’ai écrit, dans un document que vous avez, déjà, publié – je les prenais pour des officiers très patriotes, soucieux du devenir de leur pays, et je n’avais jamais eu le moindre reproche à leur faire, contrairement à ce qu’on a dit, par la suite.
Durant toute la période du premier gouvernement, nous discutions, ensemble, mais jamais de politique. La première fois que ce sujet est venu sur le tapis, c’est au lendemain de la constitution du gouvernement de Yahya Ould Ahmed El Waghf. Là, ils m’ont dit, ouvertement, que ce gouvernement ne leur convenait pas. C’est à partir de là que les problèmes ont commencé entre nous et que s’est développée la crise. Ni plus simple, ni plus compliqué que cela. Quant à la décision du limogeage, je l’ai fait, non pas en pesant les risques, je l’ai prise parce que mon devoir me le commandait.
J’ai estimé que j’en étais arrivé à ne plus pouvoir respecter mes engagements, vis-à-vis du peuple, qu’il fallait, donc, mettre fin à la situation et la seule manière résidait en ce que je me sépare des généraux. Ou ils acceptaient de partir ou ils optaient pour un coup d’Etat, et, certes, la probabilité la plus forte était pour le coup d’Etat. Quant à dire que le décret a été pris nuitamment, c’est faire preuve de mauvaise foi. Il existe un décret, signé de ma main, numéroté, qui se trouve dans les archives de la Présidence, s’il n’a pas été détruit par ceux qui sont venus, après moi. La question qui mérite d’être posée est de savoir pourquoi on accuse un président de la République, chef des forces armées, décidant de limoger des généraux, soit accusé de vouloir faire couler le sang. Pourquoi compliquer le simple ? Pourquoi ne pas reconnaître que c’est celui qui refuse d’exécuter les ordres de son chef, du président de la Nation entière, qui prend les risques du bain de sang ?
Avec le recul, n’aurait-il pas été plus stratégique de procéder par étape ?
Je viens de vous exposer les raisons qui m’ont poussé à prendre cette décision. J’ai estimé qu’à ce moment-là, un certain nombre d’officiers travaillaient, à des degrés divers, d’ailleurs, à ma déstabilisation, qui a, finalement, fini par intervenir, le 6 août. Peut-être l’envisageaient-ils autrement, sous forme de manifestations de rue, de prise de décisions, au sein du Parlement, ou du recours à l’armée, après avoir constaté que le pays était devenu ingouvernable et pour répondre à l’appel du peuple… Mais tout cela ne change, en rien, la réalité des choses : le général Mohamed Ould Abdel Aziz et, dans une moindre mesure, le général Ghazwani, ne voulaient plus de moi, comme président de la République, considérant que leur conception des choses et leur propre situation exigeaient que je ne sois plus là.
Que vous reprochaient, exactement, ces généraux ?
Vous voyez quel président de la République, assis avec ses généraux, pour les entendre lui dire: on vous reproche ceci ou cela? Non, c’était, simplement, qu’ils ne se sentaient plus en sécurité, avec l’arrivée du gouvernement de Yahya Ould Ahmed El Waghf. J’ai appris, ça et là, qu’ils ne voulaient pas de certains partis entrés au gouvernement ; ils craignaient que ceux de leurs membres, devenus mes proches collaborateurs, m’influencent ; ils se sont, lourdement, trompés, parce qu’à ce moment-là, j’avais une entière confiance, en eux.
Vous avez exprimé votre soutien à la candidature de Messaoud Ould Boulkheir. Ce soutien est-il, simplement, verbal ou allez-vous vous impliquer, personnellement, dans sa campagne, en prenant part à l’un de ses meetings, par exemple ?
D’abord, mon soutien au président Messaoud n’est pas que verbal, je vous signale que ma fille est son porte-parole, elle l’accompagne, partout, c’est un engagement qui use plus que le verbe. D’autre part, je déploie tout ce qui est en mon pouvoir, pour que ce candidat gagne, je le fais dans le cadre d’une attitude générale, que je prends par rapport à ce que je ferais ou ne ferais pas, à l’avenir, dans mon pays, en tant qu’ancien président de la République. Tout cela fera que je ne me présenterais, peut-être pas, dans des meetings de campagne, mais, une fois de plus, le président Messaoud bénéficie de mon entier soutien.
En Afrique, les anciens chefs d’Etat, ayant goûté aux délices du pouvoir, sont, souvent, tentés de revenir aux affaires. Pensez-vous redescendre, un jour, dans l’arène politique ?
C’est là une conclusion, hâtive, que vous tirez (rires)… Disons que je ne réponds pas à votre question.
Certains Mauritaniens commencent à s’inquiéter du lendemain du 18 juillet, pensant qu’en cas de défaite, l’ancien responsable de votre sécurité pourrait être tenté par un nouveau coup de force. Etes-vous de cet avis ?
Effectivement, j’entends ça, et je m’en vais vous dire que je ne n’exclus pas cette éventualité. Le coup d’Etat fomenté, il y a quelques mois, a bénéficié de beaucoup d’arguments pour convaincre les Mauritaniens : ça n’a pas marché et le coup a été mis en échec, grâce aux forces démocratiques. Si, aujourd’hui, le général Mohamed Ould Abdel Aziz se hasarde à un autre, il le fera pour des raisons qu’il expliquera, à nouveau, de mille et une manières aux Mauritaniens. Mais je ne doute, pas un seul instant, que ses raisons seront rejetées, avec encore plus de détermination, par les Mauritaniens, désormais avides de démocratie.
Propos recueillis, à Lemden, par Ahmed Ould Cheikh, Dalay Lam & Sneiba El Kory
Le Calame du lundi 13 juillet 2009
Source: le calame
Au moment où la campagne, en vue de l’élection présidentielle du 18 juillet, bat son plein, le Calame a jugé utile de recueillir le point de vue de monsieur Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, ancien Président de la République dont l’acte, patriotique, de démission, a permis à la nation mauritanienne de sortir de la crise politique, consécutive au putsch du 6 août 2008, et de s’engager dans une élection présidentielle, constitutionnellement acceptable.
Les propos de celui qui a dirigé notre pays, pendant quinze mois, contribueront à éclairer l’opinion publique. A l’heure où la tension monte, cet homme, qui vient de sortir par la grande porte de l’Histoire, malgré le lynchage que sa famille et lui ont subi, cet homme sage ne s’est jamais inscrit dans une logique de confrontation, encore moins de surenchères. Jamais l’idée de vengeance n’a effleuré son esprit.
Loin des bruits de la campagne, Ould Cheikh Abdallahi, qui a choisi de se réinstaller dans la Mauritanie profonde, la vraie celle-là, observe les choses de loin et pose un regard, lucide, sur l’évolution de la Mauritanie qu’il aime tant. A Lemden, où nous nous sommes rendus, l’homme nous a reçus avec courtoisie. Toujours jovial, il frappe par son humilité et sa retenue. En plus de la télévision, l’homme est relié au Monde par l’Internet et le téléphone. Il est aussi bien sollicité par ses compatriotes que par des étrangers en quête de conseils. Depuis son exil volontaire chez lui, l’homme partage son temps entre la mosquée, la réception de ses hôtes et la lecture. Sur sa petite table de chevet, cohabitent un exemplaire du Saint Coran, un chapelet et des essais, récents, de Barack Obama et de Paul Baryl.
Dans cette interview, il revient sur les péripéties de la crise, ses rapports avec les généraux tombeurs, son soutien à Messaoud Ould Boulkheïr, ses rapports avec Ahmed Ould Daddah, ex-chef de file de l’opposition à son pouvoir et, enfin, sur la possibilité ou non de revenir, un jour, dans l’arène politique mauritanienne.
Le Calame : Après moult tractations, suivies de votre démission, l’accord de Dakar est enfin mis en œuvre. Comment avez-vous vécu tout cela ?
Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi : Je suis très heureux que l’accord de Dakar ait pu être signé et mis en œuvre. Je crois, très franchement, que ceux qui s’intéressent aux désirs de leurs compatriotes ne peuvent pas rester insensibles à cet accord, parce qu’il y avait, en lui, une très forte demande des Mauritaniens. Par cet effort, ceux-ci ont prouvé qu’ils veulent la paix pour leur pays. Le sentiment le plus répandu était que, s’il n’y avait pas d’accord, le pays s’engageait dans l’inconnu. Je fus, donc, personnellement très heureux, en signant ce décret, conscient de ce qu’en présentant ma démission, je faisais quelque chose pour l’intérêt du pays.
Dans votre discours d’adieu, vous avez relaté le bilan de votre passage à la tête de l’Etat. Mais, vous n’avez fait allusion, à aucun moment, aux points faibles de votre action. Où avez-vous péché, pour susciter l’ire des généraux qui vous ont déposé ?
Dans mon discours, j’ai précisé que je ne m’inscrivais dans une logique de surenchère; comme j’ai eu à le dire, ce genre d’attitude, ça recule plus que ça n’avance. L’histoire retiendra de cette période ce qu’elle voudra. Si celle-ci n’a pas correspondu à ce que les Mauritaniens attendaient, elle sera vite oubliée; si, par contre, il y a eu des choses importantes pour l’avancement du pays, elle les retiendra. Je pense, après réflexion, que je n’étais pas, sur un certain plan, en harmonie avec mon pays. Je ne me suis pas soucié, pendant cette période, de certains aspects relatifs à ma popularité, ni aux actions pour l’améliorer et, très franchement, je ne m’étais pas préparé à cela.
Et puis, il y avait des gens, dans mon entourage, je l’ai déjà évoqué dans mon adresse à la Nation, des gens qui se rendaient à l’évidence que ce que j’étais en train de faire n’était pas bien perçu, par mes compatriotes. Ils me disaient : "Ecoutez, la Mauritanie ne doit pas être gérée de cette façon, il faut tenir compte des aspirations du peuple, il faut tenir compte de leurs habitudes, vous ne pouvez pas changer les choses, d’un seul coup". Mais je me rendais compte qu’en suivant ces observations, bienveillantes, du reste, je cautionnais les pratiques d’antan, je m’y incrustais, et cela n’était pas ma vision de ma mission envers la Mauritanie.
Je pouvais réaliser, à cette période, beaucoup de choses, qui devaient être accomplies, et, quoique bien de gens m’aient dit, vous auriez dû faire ceci, éviter cela, et que cela fût, certainement vrai, je portais une vision, je le répète, et je ne voyais pas les choses comme eux. La stabilité du pouvoir ne m’intéressait que pour autant qu’elle serve à quelque chose, qu’elle corresponde à la vision que j’avais pour mon pays. Si c’était juste la stabilité pour la stabilité, je ne m’y retrouvais point.
La campagne électorale bat son plein. Comment la vivez-vous, depuis Lemden ? Pensez-vous que l’opposition a de réelles chances de gagner ? Par ailleurs, dans une sortie, récente, sur Al Jazeera Net, vous n’avez pas manqué de jeter quelques piques à Ahmed Ould Daddah. En cette période de campagne, ne pensez–vous qu’il soit plus sage d’enterrer la hache de guerre, pour combattre votre ennemi commun ?
D’abord, en ce qui concerne la campagne électorale, vous le savez, j’ai apporté mon soutien au président Messaoud Ould Boulkheir ; je l’ai fait à travers une lettre que je lui ai adressée et qui a été lue, lors de son investiture par le FNDD.
Pour le reste, je voudrais vous dire que j’ai été très heureux de son choix et que j’ai fait tout ce que j’ai pu, afin que le FNDD et le RFD puissent travailler, ensemble, pour mettre, en échec, le coup d’Etat. Lorsque le RFD a fait l’objet d’attaques, j’ai, tout de suite, pris sa défense. Si vous avez bonne mémoire, vous aurez remarqué, sans aucun doute, qu’au court de cette période de crise, je n’ai jamais attaqué ou répondu à des attaques qui m’ont été adressées. Je constate, aujourd’hui, qu’on veut faire croire que je m’en suis pris à Ahmed. Allons, donc, je n’ai aucune raison de l’attaquer, il n’y a aucun enjeu, entre lui et moi. J’ai démissionné et je soutiens un candidat, pour la victoire duquel je ne ménagerais aucun effort. Mes propos, concernant Ahmed, sont à entendre, simplement, dans une explication du contexte politique qui prévalait, il y a un an – la fronde des députés, en l’occurrence, qui a conduit au coup d’Etat du 6 août. Une majorité de députés ne se reconnaissaient plus en moi, ai-je dit en substance, et pensaient qu’il y avait une autre manière de gérer le pays.
L’opposition, quant à elle, et en particulier, comme je l’ai dit, le RFD, me semblaient, par certains de leurs comportements, souhaiter l’organisation d’élections anticipées et le coup d’Etat offrait, apparemment, une telle occasion. Tout le monde sait, par ailleurs, quelle fut l’attitude du président Ahmed Ould Daddah et du RFD vis-à-vis de ce qui fut appelé une "rectification". C’est tout. Il ne s’agit pas d’une attaque, mais d’une description de la réalité politique qui prévalait, à l’époque, sur laquelle on m’a posé une question, et j’en ai dit ce que je pensais.
La fronde parlementaire, suscitée par les généraux, aura été l’une des étapes de votre chute. Qu’est-ce qui vous a retenu de dissoudre l’Assemblée nationale ?
Je crois l’avoir, déjà, expliqué : réellement, je ne voulais pas que nous perdions du temps et de l’argent. L’organisation d’élections avait un coût et nous embarquerait dans une période "morte" que je considérais comme une perte de temps, dans le programme à mettre en œuvre. J’ai, cependant, évoqué cette question, à l’époque, en des termes auxquels personne n’a beaucoup prêté attention. J’ai dit que, si je constatais que je ne disposais plus de majorité au Parlement, j’envisagerais, à ce moment-là, la dissolution de l’Assemblée nationale afin de m’en remettre au peuple, pour confirmer, ou non, la situation, auquel cas, soit j’accepterais la cohabitation, soit je partirais, l’alternative, en définitive, m’appartenant en propre. Mais dans mon adresse à la Nation, j’ai précisé que cela n’était que l’ultime solution et je ne préférais pas m’y résoudre précipitamment, pour les raisons que j’ai évoquées tantôt.
La situation devenait pourtant ingérable...
Vous savez, tout cela s’est passé en une période très courte, c’était une situation artificielle, elle ne reposait sur aucune base ou opposition réelle; la preuve en est que, lorsque je me suis résolu à contacter les parlementaires, les invitant à trouver des solutions, à travers le parti ADIL, le nombre de frondeurs a, aussitôt, baissé. Les meneurs, constatant que le vent tournait en leur défaveur, ont, alors, décidé de précipiter l’échéance. Vous dites que la situation était ingérable, mais on aurait pu retrouver une majorité, stable, à même de trouver des solutions, internes, à la crise, plutôt que d’aller vers ce qui, en vérité, n’intéressait que deux généraux, décidés, depuis un certain temps, je le crois, à ce que je ne demeure plus à mon poste.
On vous accuse d’avoir tenté d’acheter des parlementaires...
(Rires). Vous savez, il n’y a pas de chose qu’on n’ait pas dites, comment puis-je acheter des parlementaires ? Je pense que le mieux, c’est d’interroger mon directeur de cabinet, d’ailleurs toujours en poste, et que vous interrogiez, en même temps, son prédécesseur. Cela dit, je m’en vais vous confier une simple chose. Qu’est-ce que j’ai connu, à titre personnel, de mon traitement financier, depuis que je suis devenu président de la République ? Quand on m’a amené mes émoluments, je les ai trouvés disproportionnés, par rapport à la réalité et à l’idée que je me faisais du pays. J’ai, alors, décidé de renoncer à 25% de ceux-ci, au profit du Trésor public, j’en ai parlé au Premier ministre, qui m’a dit que lui et les autres membres de son gouvernement en feraient autant, je dois dire que c’est tout à leur honneur, parce que je ne le leur ai pas demandé.
Pour le reste, j’en ai donné un certain pourcentage, à la fondation de mon épouse, qui le recevait mensuellement. Il y avait également un fonds, qu’on appelle communément caisse noire, géré par le directeur de cabinet, dont on a tiré des dons à de gens qui sollicitaient de l’aide. A un certain moment, j’ai voulu avoir une idée des montants que je donnais, s’ils étaient significatifs ou non, j’ai demandé, à mon directeur de cabinet adjoint, de me procurer, sur le marché, des carnets à souches. Depuis lors, j’ai répertorié tous les dons distribués. J’en gardais une souche, pour suivre l’évolution des dépenses effectuées sur ces fonds, à toute fins utiles. Je serais, d’ailleurs, disposé, aujourd’hui, à vous les remettre pour publication. Les accusations d’achat de députés ne reposent sur rien, il s’agit de pures inventions. Je n’ai, jamais, acheté personne.
Le limogeage des généraux vous aurait été dicté, affirment les militaires, par votre entourage. Qu’en est-il ? Dans le cas contraire, n’avez-vous pas sous-estimé les risques d’une telle décision ? Notamment celui de confrontation entre les chefs de corps, comme le soutiennent les militaires et leurs partisans ?
Je constate, d’abord, que mes compatriotes s’obstinent à croire qu’on m’ait dicté mes décisions, pendant très longtemps. C’est, probablement, très commode, très pratique : j’aurais été un petit jouet, entre les mains des militaires; qui faisaient de moi ce qu’ils voulaient, après m’avoir, pratiquement, amené sur leur char… C’est, évidemment, caricatural, excessif et cela ne permet pas de cerner et d’analyser, correctement, les problèmes. Quand un candidat a obtenu 25%, au premier tour, qu’il lui a fallu négocier des accords, avec des candidats qui ont eu 15 et 10%, on ne peut pas dire qu’il a été amené sur un char.
Que les militaires aient aidé, qu’ils aient pensé que ce candidat leur convenait, pour des raisons qui sont les leurs, je veux bien. Mais de là à tout caricaturer, ça n’avance, en rien, dans la recherche et la compréhension des problèmes du pays. Cela aurait, toujours, été comme cela, toujours mon entourage qui me commanderait de faire ceci ou de me débarrasser de celui-là, c’est trop facile. Hier, sous les ordres des généraux, subitement, sous le joug de son entourage : de grâce, accordez-moi, tout de même, un peu de moi-même... Tout cela est, de fait, bien loin de la réalité. Vous savez, la décision la plus douloureuse, peut-être, que j’ai été amenée à prendre, fut le limogeage des généraux, parce que, réellement – et je crois que je l’ai écrit, dans un document que vous avez, déjà, publié – je les prenais pour des officiers très patriotes, soucieux du devenir de leur pays, et je n’avais jamais eu le moindre reproche à leur faire, contrairement à ce qu’on a dit, par la suite.
Durant toute la période du premier gouvernement, nous discutions, ensemble, mais jamais de politique. La première fois que ce sujet est venu sur le tapis, c’est au lendemain de la constitution du gouvernement de Yahya Ould Ahmed El Waghf. Là, ils m’ont dit, ouvertement, que ce gouvernement ne leur convenait pas. C’est à partir de là que les problèmes ont commencé entre nous et que s’est développée la crise. Ni plus simple, ni plus compliqué que cela. Quant à la décision du limogeage, je l’ai fait, non pas en pesant les risques, je l’ai prise parce que mon devoir me le commandait.
J’ai estimé que j’en étais arrivé à ne plus pouvoir respecter mes engagements, vis-à-vis du peuple, qu’il fallait, donc, mettre fin à la situation et la seule manière résidait en ce que je me sépare des généraux. Ou ils acceptaient de partir ou ils optaient pour un coup d’Etat, et, certes, la probabilité la plus forte était pour le coup d’Etat. Quant à dire que le décret a été pris nuitamment, c’est faire preuve de mauvaise foi. Il existe un décret, signé de ma main, numéroté, qui se trouve dans les archives de la Présidence, s’il n’a pas été détruit par ceux qui sont venus, après moi. La question qui mérite d’être posée est de savoir pourquoi on accuse un président de la République, chef des forces armées, décidant de limoger des généraux, soit accusé de vouloir faire couler le sang. Pourquoi compliquer le simple ? Pourquoi ne pas reconnaître que c’est celui qui refuse d’exécuter les ordres de son chef, du président de la Nation entière, qui prend les risques du bain de sang ?
Avec le recul, n’aurait-il pas été plus stratégique de procéder par étape ?
Je viens de vous exposer les raisons qui m’ont poussé à prendre cette décision. J’ai estimé qu’à ce moment-là, un certain nombre d’officiers travaillaient, à des degrés divers, d’ailleurs, à ma déstabilisation, qui a, finalement, fini par intervenir, le 6 août. Peut-être l’envisageaient-ils autrement, sous forme de manifestations de rue, de prise de décisions, au sein du Parlement, ou du recours à l’armée, après avoir constaté que le pays était devenu ingouvernable et pour répondre à l’appel du peuple… Mais tout cela ne change, en rien, la réalité des choses : le général Mohamed Ould Abdel Aziz et, dans une moindre mesure, le général Ghazwani, ne voulaient plus de moi, comme président de la République, considérant que leur conception des choses et leur propre situation exigeaient que je ne sois plus là.
Que vous reprochaient, exactement, ces généraux ?
Vous voyez quel président de la République, assis avec ses généraux, pour les entendre lui dire: on vous reproche ceci ou cela? Non, c’était, simplement, qu’ils ne se sentaient plus en sécurité, avec l’arrivée du gouvernement de Yahya Ould Ahmed El Waghf. J’ai appris, ça et là, qu’ils ne voulaient pas de certains partis entrés au gouvernement ; ils craignaient que ceux de leurs membres, devenus mes proches collaborateurs, m’influencent ; ils se sont, lourdement, trompés, parce qu’à ce moment-là, j’avais une entière confiance, en eux.
Vous avez exprimé votre soutien à la candidature de Messaoud Ould Boulkheir. Ce soutien est-il, simplement, verbal ou allez-vous vous impliquer, personnellement, dans sa campagne, en prenant part à l’un de ses meetings, par exemple ?
D’abord, mon soutien au président Messaoud n’est pas que verbal, je vous signale que ma fille est son porte-parole, elle l’accompagne, partout, c’est un engagement qui use plus que le verbe. D’autre part, je déploie tout ce qui est en mon pouvoir, pour que ce candidat gagne, je le fais dans le cadre d’une attitude générale, que je prends par rapport à ce que je ferais ou ne ferais pas, à l’avenir, dans mon pays, en tant qu’ancien président de la République. Tout cela fera que je ne me présenterais, peut-être pas, dans des meetings de campagne, mais, une fois de plus, le président Messaoud bénéficie de mon entier soutien.
En Afrique, les anciens chefs d’Etat, ayant goûté aux délices du pouvoir, sont, souvent, tentés de revenir aux affaires. Pensez-vous redescendre, un jour, dans l’arène politique ?
C’est là une conclusion, hâtive, que vous tirez (rires)… Disons que je ne réponds pas à votre question.
Certains Mauritaniens commencent à s’inquiéter du lendemain du 18 juillet, pensant qu’en cas de défaite, l’ancien responsable de votre sécurité pourrait être tenté par un nouveau coup de force. Etes-vous de cet avis ?
Effectivement, j’entends ça, et je m’en vais vous dire que je ne n’exclus pas cette éventualité. Le coup d’Etat fomenté, il y a quelques mois, a bénéficié de beaucoup d’arguments pour convaincre les Mauritaniens : ça n’a pas marché et le coup a été mis en échec, grâce aux forces démocratiques. Si, aujourd’hui, le général Mohamed Ould Abdel Aziz se hasarde à un autre, il le fera pour des raisons qu’il expliquera, à nouveau, de mille et une manières aux Mauritaniens. Mais je ne doute, pas un seul instant, que ses raisons seront rejetées, avec encore plus de détermination, par les Mauritaniens, désormais avides de démocratie.
Propos recueillis, à Lemden, par Ahmed Ould Cheikh, Dalay Lam & Sneiba El Kory
Le Calame du lundi 13 juillet 2009
Source: le calame