DR MARIELLA VILLASANTE CERVELLO : CHRONIQUE POLITIQUE MAURITANIE 2016 .UN PAYS A LA CROISSEE DES CHEMINS (3)

AUTORITARISME AFFIRME, ISLAMISME, SERVILITE ET LUTTE DE CLASSEMENTS

2— La question de l’esclavage et le taux de natalité des « hrâtîn » :
remarques anthropologiques sur la servilité



Lors de son discours de Néma, le président mauritanien a déclaré que l’esclavage constitue un phénomène ancien dans le monde, dont on peut regretter les séquelles en Mauritanie : la misère et l’ignorance. Il a ajouté que « ceux qui n’ont jamais été réduits en esclavage », et qui sont des « petits-fils des esclaves » naissent « défavorisés » dans le pays, et que l’État s’en occupe. Ajoutant que ces descendants d’anciens esclaves « font des enfants dans chaque coin de la cité ». Plusieurs analystes ont crié au « dérapage » et cette partie du discours fait encore l’objet d’âpres polémiques. Remettons les choses au clair.

Les phrases euphémistiques du chef de l’État faisaient allusion aux « hrâtîn » (sg.m. hartânî, sg. f. hartâniyya), terme qu’il n’a pas prononcé et qui englobe les membres de ceux que j’appelle les groupes serviles de la société bidân. L’existence des « descendants d’anciens esclaves » reste une question sociale brûlante en Mauritanie en raison du nombre important de personnes classées dans cette catégorie statutaire, qui est héritée par les mères pendant plusieurs générations. Des spécialistes renommés, comme le Dr Meskerem Bhrane(2000, 2014[1]), estiment qu’ils représentent au moins 50% de cette communauté mauritanienne. Néanmoins il faut garder à l’esprit que, malgré le grand battage médiatique des dernières années, le fait n’est pas particulier ni aux hassanophones, ni à la Mauritanie. Les groupes serviles discriminés existent aussi chez les sociétés du fleuve Sénégal et dans les pays musulmans du Proche Orient et du Maghreb (Villasante 2000, 2015a[2]).

En effet, les Haalpulaar’en, les Soninké et les Wolof ont des groupes serviles, des groupes de métier et des groupes libres et/ou nobles, exactement comme les hassanophones. Les groupes de métier, couramment nommés « forgerons » et les groupes serviles sont discriminés dès la naissance. Cela dit, « la pauvreté et l’ignorance » qui seraient les séquelles de l’esclavage selon le discours du président, sont aussi le lot commun d’un grand nombre de personnes de statut libre et noble. Ainsi, on ne doit pas confondre, comme le font souvent les journalistes et les fonctionnaires étrangers, la discrimination et le racisme des groupes subordonnés de toute origine ethnique, avec la pauvreté et l’exclusion de l’éducation. La grande pauvreté ne connaît pas de frontières statutaires, même si l’on peut constater que la majorité des groupes subordonnés est pauvre et illettré.

Pour éclaircir la question de la servilité et des hiérarchies d’un point de vue anthropologique je présente ici quelques extraitsd’un article centré sur cette question(Villasante 2015a).Dans la société bidân [hassanophone], les groupes serviles [abîd, hrâtîn], englobés sous la dénomination sûdan [Noirs] ou khadrîyyin [Bleus] se divisent en deux statuts : celui de l’extrême dépendance des abîd (esclaves licites en islam), et celui des affranchis (hrâtîn), avec des nuances très variées selon le statut de la famille des anciens maîtres (religieux zwâya, guerrier arab ou hassân, tributaire znâga). Les esclaves nés dans les familles des maîtres avaient une position supérieure aux autres abîd, et étaient nommés nânma. On remarquera que les classements des serviteurs sont bien moins complexes que ceux des Soninké, des Haalpulaar’en et des Wolof. Les groupes de métier sont composés par les artisans [maallemîm] et par les musiciens [iggawîn]. Tout en étant peu nombreux, ces groupes représentent la deuxième communauté exclue des valeurs de respect, de honte et d’honneur de la société ; des valeurs exprimées dans la notion de sahwa (honte, pudeur, réserve), le principal marqueur des identités statutaires dans le pays, y compris dans les sociétés africaines qui ont des termes équivalents (hersinnde en pulaar, yàagú en soninké et roussa en wolof)[3].

Au-delà des conjonctures politiques changeantes, la société mauritanienne reste fondée sur les relations de parenté et d’alliance, qui définissent le statut des personnes et qui se reproduisent par les alliances matrimoniales. L’importance de la fermeture relative des mariages et la représentation sociale des Bidân, et des communautés africaines, qui accorde à la naissance le positionnement statutaire, peuvent faire croire que nous sommes devant une société de castes comme en Inde. Cependant, il n’en est rien. J’ai analysé cette question ailleurs (Villasante 2004[4]), en traitant le thème du classement théorique des artisans, et des discriminations dont ils font toujours l’objet. Ouvrons une parenthèse pour rappeler que cette situation d’exclusion a été dénoncée par un jeune ingénieur, Mohamed Cheikh ould Mohamed ould Mkhaitir, et que cela lui a valu une condamnation à la peine de mort en janvier 2014. On y reviendra plus loin.

La société haalpulaar’en, « ceux qui parlent le pulaar », est la plus nombreuse des minorités africaines du pays. Les hiérarchies statutaires distinguent les groupes libres [rimße, sg. dimo] des groupes serviles, suivant des nuances associées au degré de dépendance des maîtres. Les hommes libres peuvent être classés nobles selon leur insertion dans le groupe religieux [tooroßße], ou dans le groupe guerrier [seßße]. D’autres personnes sont également libres mais non-nobles, il s’agit des conseillers [jaawamße] et des pêcheurs [subalße]. Les groupes de métier sont libres mais de basse condition, ils sont englobés sous le terme nyeenyße, courtisans-flatteurs ; ils comprennent les musiciens et les griots [awluße], les forgerons [wayluße], et les cordonniers [sakkeeße], entre autres. Les groupes serviles sont englobés sous le terme maccuße [sg. maccu∂o, on prononce machuße et machu∂o], qui veut dire esclave. L’anthropologue Ousmane Kamara (1995, 2000[5] : 266), l’un des rares chercheurs qui travaille sur les hiérarchies chez les Haalpulaar’en, a noté que l’appartenance au groupe servile relève, dans l’idéologie ordinaire, de la substance, et il cite le proverbe : « maccu∂o ko maccu∂o ta », « l’esclave est un esclave seulement », il demeure donc un esclave toute sa vie sans pouvoir échapper à cette condition. Les degrés de dépendance sont exprimés dans les termes suivants : les esclaves dépendants de leurs maîtres [halfaaße, jiyaabe], les esclaves rachetés [sootiße], et les esclaves qui se sont libérés eux-mêmes [tajßeßoggi]. Les affranchis « libérés pour allah » [∂accanaaßeallah], et enfin ceux qui ont rompu avec leur ancien statut, qui sont « perdus ou aliénés » [majjuße].

Ousmane Kamara a publié un document issu de sa thèse, Figures de servitude (1995), dans lequel il présente une analyse fine des « korguel » [diminutif de kordo, femme esclave] de Kaédi. Il s’agit de petites filles (à partir de 4 ou 5 ans) placées dans des familles auxquelles elles sont liées par d’anciennes relations de dépendance par leurs propres familles pauvres, et qui reçoivent en échange des compensations en argent ou en nature. Les korguel travaillent sans salaire, s’occupent des travaux domestiques et des enfants, servent parfois de concubines aux hommes de la maison, et certaines sont poussées à la prostitution par les maîtresses qui tiennent des restaurants routiers. Le nombre des esclaves aurait diminué par les libérations, par la rupture des liens, ou par rachat. Cela étant, les descendants d’esclaves sont toujours nommés maccuße, [prononcer machuße] et l’émancipation réelle reste problématique, les personnes libres refusant de l’accepter. Cependant, Kamara (2000 : 267) souligne la naissance d’un nouveau statut, sous le terme « haaratiin », issu du mot hassaniyya hrâtîn, qui désigne l’ancien esclave Haalpulaar’en en rupture totale avec les liens de domination de la société. Il s’agit pour eux de se distinguer des maccuße, et de revendiquer un statut libre notamment dans les villes, car dans les villages l’anonymat n’existe pas. Un article publié en 2014 évoque cette question[6].

Chez les Soninké, la hiérarchie statutaire distingue deux grands groupes d’hommes libres, les nobles [hooro, sg. hoore], et les artisans [niaxamalani, sg. niaxamala]. De même que chez les Haalpulaar’en et les Bidân, on distingue deux groupes de nobles, les guerriers [tunkalemmu], hiérarchiquement supérieurs, et les religieux [modylemmu]. Chez les groupes de métier, on distingue les musiciens [jaaro], les forgerons [taago] et les pêcheurs [subbalu]. Manchuelle (2004 : 40) note qu’on reconnaissait les esclaves à leur tenue négligée, à leurs manières de s’asseoir (misikina taxe, dans la position du pauvre, les jambes repliées en signe d’humilité), et les femmes esclaves avaient des chants relatant la pauvreté des esclaves et la gratitude qu’ils étaient censés exprimer envers leurs maîtres ; les esclaves et les affranchis n’avaient aucune dignité aux yeux des autres, ils mendiaient, ils pratiquaient des danses obscènes et ils étaient grossiers. Leur situation de pauvreté et de servitude renvoyait une image opposée à l’honneur, hier comme aujourd’hui — cela vaut pour tous les groupes serviles. Selon l’anthropologue Yaya Sy (2000[7] : 46 et sqq.), on distingue plusieurs catégories d’esclaves : les komoxooro sont les vieux esclaves liés aux pouvoirs royaux, il s’agissait de captifs de guerre qui constituaient le noyau militaire du système esclavagiste soninké. Les wanukunko sont les réfugiés qui ont demandé la protection des nobles et qui peuvent être mercenaires ; les duragandikomo sont les esclaves disponibles en permanence, et se divisent en deux sous-groupes : les sarido qui sont nés dans la maison des maîtres et qu’on ne peut pas vendre, en langue bambara on les appelle woloso, « les chiens de la maison » ; et les naniuma qui sont les esclaves qu’on peut vendre. Deux autres catégories serviles sont les komo-noninto, « esclaves maudits », dont les maîtres ont disparu et qui passent sous la protection des nobles par peur de la malédiction. Et les tolomani, esclaves gagés qu’on peut déposer chez un créancier comme garantie d’une dette.

Les Wolof sont une ancienne société fondatrice d’États guerriers dans la vaste région de la Sénégambie et du sud de la Mauritanie actuelle, dans la région du Trarza, dans le delta du fleuve Sénégal, désigné sous le nom de Waalo. L’historien James Searing(2002 :195 et sqq.), brillant spécialiste de cette société, décédé prématurément en 2012, a noté que l’opposition centrale dans la hiérarchie wolof sépare les geer (y compris l’aristocratie et les propriétaires de la terre, laman) des ñeeño qui sont des clients qui travaillent pour les autres. Les deux groupes étaient endogames et ne se mariaient pas entre eux. Chez les ñeeño on distingue les griots [géwél], les artisans [tegg]. Les paysans libres de basse condition étaient nommés baadolo ou beykat et les paysans respectables : jaambuur. Les esclaves étaient classés collectivement sous le terme de jaam ; et l’on distinguait les jaamibuur, les esclaves des princes, avec trois sous-groupes, les ceddo ou les esclaves soldats, les surga ou esclaves nés chez les princes, et les jaamjuddu, esclaves nés en esclavage. Enfin, les esclaves paysans étaient nommés jaamibaadoolo. Le terme baadoolo désignait les paysans pauvres qui donnaient des tributs aux nobles ; le statut s’est transformé après la Première Guerre mondiale et actuellement on parle de beykat, agriculteurs indépendants. Pour Searing il s’agit du changement le plus important de la société wolof, responsable de l’émancipation de la grande majorité des esclaves au tournant du XXe siècle. On ne dispose d’aucun travail portant sur les Wolof de Mauritanie et leur situation statutaire, mais un informateur appartenant au groupe des artisans wolof, Thiam Mar, m’a communiqué en avril 2015, à Nouakchott, que les esclaves sont très peu nombreux, et que la distance hiérarchique se maintient plutôt entre les personnes libres et les groupes de métier. Cela étant, les Wolof se marient couramment avec les autres groupes ethniques, faisant d’eux une « société ouverte » et plus cosmopolite que les autres.

Précisons encore que toutes les sociétés de Mauritanie peuvent avoir des esclaves, y compris les groupes de métier et les anciens esclaves enrichis, mais on peut noter une concentration plus importante chez les groupes religieux, dont les activités en milieu rural se centrent toujours sur l’agriculture et l’élevage et, ailleurs, sur le commerce.

J’ai avancé que chez les Bidân, comme chez les Wolof, les Berbères et les Arabes du Maroc, l’idéologie du pur/impur véhicule la croyance que les statuts se transmettent « par le sang », il s’agit là d’un trait central pour comprendre la persistance des hiérarchies statutaires, qui reste méconnu et même nié par certains chercheurs qui connaissent mal les sociétés saharo-sahéliennes. La langue arabe et l’islam ont légitimé cette idéologie du pur/impur en définissant des lignées d’ascendance « esclave » ; étant bien entendu que cette idée, que les Wolof nomment la « tache d’esclavage », est associée au statut servile et non pas à la « race noire ». Malgré des améliorations récentes, les groupes serviles mauritaniens restent enfermés dans leur statut d’infériorité, opposé au statut de liberté/pureté protégé par les groupes dominants. Ndiawar Kane, géographe, ancien fonctionnaire et fin observateur de sa société, considère que tous les Mauritaniens associent la pureté statutaire à la liberté, et l’impureté à la servilité, « cela se transmet par le sang », et si cette perception ancienne perdure c’est par manque d’éducation civique et de culture moderne en général [Nouakchott, le 18 décembre 2015]. De son côté, l’historien marocain Mohamed Ennaji[8] (2007 : 72-73) écrit : « Le reste de servitude qui persiste chez l’affranchi a ainsi la vie dure, il le classe dans un groupe inférieur, servile à bien des égards encore, celui des libres de second ordre ou haratine, ainsi qu’on les nomme aujourd’hui encore au Maghreb. » Ennajirapporte que, dans l’Arabie ancienne, en dehors de l’homme libre par essence, le classement social s’opérait selon le rapport à la servitude, par le degré de pureté, et il décrit neuf gradations de servitude, nommés selon la généalogie liée à la servitude. On apprend ainsi que « le musba est celui qui descend de sept générations d’esclaves, il est le serviteur abandonné à lui-même dans la nature, livré à la conduite des bêtes auxquelles désormais la société l’assimile. Par lui, la filiation est établie avec l’animal, la sortie de l’esclavage n’en devient que plus problématique. » Pour Ennaji, la liberté et la servitude constituaient en effet l’envers et l’endroit du lien d’autorité dans le monde arabe.

— La servilité au Maghreb, le cas du Maroc

La servilité persiste dans les pays voisins tant au Sahel (Sénégal, Mali, Niger, Soudan, Tchad, entre autres), qu’au Maghreb (Maroc, Algérie, Lybie, Tunis). Au Maroc, l’esclavage n’a pas été aboli dans un texte particulier ; les autorités marocaines considéraient que l’abolition était en contradiction avec le droit musulman. Ennaji suggère que la société n’était pas réceptive à l’abolition, et que l’État (makhzen) n’avait pas les moyens d’interdire une pratique ancestrale, ni le personnel suffisant pour imposer une telle interdiction. En milieu rural, les maîtres utilisaient les esclaves pour les travaux des champs, et n’auraient pas écouté une injonction étatique leur interdisant de continuer à le faire ; la plupart d’entre eux croyait que les esclaves Noirs étaient toujours des majous, des adorateurs du feu et du soleil. En 1884, le makhzen interdit les marchés aux esclaves dans les villes. Ce fut la seule mesure marocaine à l’encontre du commerce d’esclaves. Sous le Protectorat français, le commerce des esclaves fut prohibé en 1922, mais il a continué à avoir une existence juridique ; l’activité n’était pas illégale et la possession ou l’acquisition d’esclaves n’était pas passible de poursuites judiciaires. Finalement, les apports extérieurs commencèrent à se tarir au début du XXe siècle ; et le commerce disparut « par la force des choses » (Ennaji 1997 : 182, 192-198).




(12) Le Collectif pour l’éradication du travail des « petites bonnes », Rabat, octobre 2015
(Joussour, Portal de la société civile Maghreb-Machrek)

Selon l’anthropologue (feu) Malek Chebel (2010[9]), une enquête nationale marocaine a établi l’existence de 600 000 domestiques en 2004. Une partie importante de ces personnes sont des enfants de 7-14 ans, dites « petites bonnes », qui sont vendus par leurs parents — pour 50 à 300€ — à des familles des grandes villes (Marrakesh, Fès, Meknès, Rabat, Tanger, Casablanca). Une pratique qui n’est pas sans rappeler celle des korguel que nous avons vue précédemment chez les Haalpulaar’en de Kaédi. L’estimation statistique considère qu’ils représentent 11% des enfants de la tranche d’âge de 7-14 ans. D’autre part, environ un million de femmes travaillent comme domestiques dans les maisons, dans des conditions semblables à la servilité mauritanienne. Elles sont souvent d’origine paysanne ou africaine, et sont soumises à des travaux permanents, avec des salaires dérisoires, et parfois à des mauvais traitements, incluant les viols. Des filières particulières exploitent aussi des femmes dans le cadre de la prostitution organisée ; pour lutter contre cette situation une grande campagne nationale a été lancée en 2007 sous le nom « Inqâd », Sauvetage (Chebel 2010 : 223, 241-242).

• Le 26 juillet 2016, le Maroc a adopté la Loi n°19.12 relative aux conditions de travail et d’emploi des travailleurs domestiques, une mesure qualifiée de révolutionnaire par les associations progressistes marocaines et par des organisations internationales comme HumanRights Watch. Les domestiques étaient jusque là exclues du Code de travail, et désormais leur travail sera encadré par un salaire minimum et des horaires fixes, une première dans le royaume[10]. La Mauritanie pourrait aisément s’inspirer de ces mesures législatives qui pourraient mieux encadrer le travail domestique des « hrâtîn », sans même faire recours à la loi contre l’esclavage ; il s’agit en effet de faire évoluer des pratiques de servilité antiques dans le contexte des lois internationales du travail salarié digne pour les travailleurs.


(13) Musiciens de Touzounine (descendants d’esclaves), Maroc

Précisons également que dans les oasis du Maghreb, les travailleurs agricoles Noirs étaient nommés abîd ou hrâtîn, esclaves ou affranchis. L’anthropologue marocain Hsain Ilhane (2001[11]) a étudié la présence des hrâtîn dans les oasis et dans les villes du sud du Maroc. Selon ses données, ils sont considérés comme une « ethnie » distincte des Arabes et des Berbères. Ainsi, dans la vallée de Ziz (Tafilalelt), les Arabes et les Berbères cohabitent avec les « Haratines », d’origine africaine et de statut inférieur et, dans le passé, sans terres, ce qui les excluait de la vie politique très hiérarchisée au sein des villages et des communes. Après la première Constitution marocaine de 1962, qui donnait les droits civiques à tous les Marocains, les hrâtîn de cette zone ont commencé à effectuer des émigrations de travail vers les grandes villes marocaines, en Algérie et en France. Ils ont ensuite investi massivement dans l’achat de terres, ce qui leur a donné, après les années 1980, une présence politique dans la zone grâce aux élections ; cependant cette participation reste contestée par les Arabes et les Berbères qui considèrent que l’entrée des affranchis dans la vie politique locale est contraire aux « coutumes anciennes ».

3— Le terme « esclavage » : formes extrêmes de dépendance et servilité

En Mauritanie on parle couramment d’esclavage, mais en réalité, sa forme ancienne, qui inclut l’appropriation des personnes, leur vente ou leur héritage,a presque entièrement disparu, même si des cas isolés d’extrême dépendance sont exposés aux médias et que récemment, après la Loi de 2015, certains cas aient aussi été portés devant les autorités. Pour cette raison j’ai proposé de parler plutôt de formes extrêmes de dépendanceet de relations de servilité (Villasante 2000, 2015b[12]).

Le discours officiel oscille sans cesse entre la négation de l’« esclavage », c’est-à-dire des relations de servilité qui lient — à divers degrés — des personnes à des anciens maîtres, ou à des nouveaux patrons, dans des conditions de surexploitation de la force de travail, et son acceptation. Cette dernière est explicite dans les lois concernant cette question sociale sensible (celles de 1981, de 2007 et de 2015). Et pourtant, les discours d’autorité, qui imposent la représentation légitime du monde social, insistent sur la « non existence de l’esclavage ». L’incohérence de ces affirmations est patente. Parallèlement, les discours des associations de défense des droits à l’égalité sociale des groupes serviles instrumentalisent le terme « d’esclavage » à des fins de politique politicienne. Le mouvement « El Hor », le « Manifeste pour les droits des haratines » et surtout l’IRA, emploient le terme parce qu’ils savent qu’il choque profondément les consciences des démocrates et des Occidentaux qui adhèrent aux valeurs d’égalité sociale, base de la démocratie politique. Pourtant, et malgré la justesse de la lutte pour l’égalité sociale,il faudrait cesser de confondre l’adhésion politique à l’utopie égalitaire — que je partage avec tous mes collègues anthropologues, universitaires et démocrates —, avec la réalité hiérarchique de sociétés comme la société mauritanienne.

Les relations de servilité sont directement associées à l’insertion statutaire. La servilité, disons-le encore une fois, fait partie de la hiérarchie sociale et statutaire qui sépare les groupes libres des groupes serviles de toutes les communautés mauritaniennes, et non seulement de la communautés hassanophone hrâtîn ; il s’agit des maccuße chez les Haalpulaar’en, des komochez les Soninké, et des jaam chez les Wolof.

Pourquoi la servilité se reproduit-elle en Mauritanie ? Parce qu’il s’agit d’une société fortement hiérarchisée, d’Ancien Régime,qui a vécu longtemps dans l’isolement et qui commence à se transformer seulement depuis une cinquantaine d’années. Et les hiérarchies se reproduisent par la fermeture des alliances matrimoniales qui privilégient toujours l’hypergamie féminine. Les femmes épousent des hommes qui ont le même statut qu’elles, ou un statut supérieur ; les mésalliances sont encore très rares car les enfants héritent du statut par la voie patrilinéaire. Pour être une personne libre (bidân, rimbe, hooré, geer), il faut pouvoir épouser une femme libre ; il existe plusieurs rangs statutaires dans ce modèle général, et les membres des groupes serviles ont, eux aussi, différents rangs statuaires, allant de la forte dépendance aux anciens maîtres, à l’autonomie totale. Le problème actuel, comme je le notais plus haut, est que l’on se « souvient » des ancêtres de statut servile pendant plusieurs générations. D’où la lenteur de la transformation vers l’égalité statutaire. Voilà le fond réel du problème de la reproduction de la servilité, sans laquelle les personnes libres ne pourraient affirmer leur statut supérieur, et les aristocrates ne pourraient reproduire leur prééminence sociale — qui n’a rien à voir avec le classement moderne de richesse bien entendu, il y a des nobles très pauvres et des personnes de rang subordonné très riches.

Est-ce que l’État peut décréter par des lois la disparition de la hiérarchie sociale ? La réponse est non, aucun État ne peut transformer l’ordre social en vigueur dans une société de plusieurs millions de personnes du jour au lendemain ; c’est un processus de longue haleine qui dans certaines parties du monde, comme en Amérique latine, n’est pas encore terminé même si l’esclavage licite a été aboli par les nouveaux États indépendants au milieu du XIXe siècle. En Amérique latine, la discrimination et le racisme vis-à-vis des « Indiens », c’est-à-dire des peuples natifs qui vivaient dans le sous-continent avant l’arrivée des Espagnols et des Portugais, reste un fait de la réalité sociale ordinaire. Le grand métissage dont la grande majorité des Latino-américains est issu n’a rien changé à cette affaire. Ce que nous avons c’est une hiérarchie de métis dans laquelle les natifs occupent le bas de l’échelle, et ceux d’origine européenne le haut. Rappelons encore qu’aux États-Unis, le racisme et la discrimination des Natifs (exterminés massivement par les colons Anglais et par d’autres Européens), et des Africains, arrivés comme esclaves via le commerce atlantique, reste d’actualité ; on l’appelle la « question raciale ». Là-bas aussi, les personnes d’origine européenne occupent largement le haut de l’échelle. Cette opposition claire entre les « Blancs » et les « Noirs » nord-américains explique le succès des discours simplistes de lutte entre « Blancs-Arabes et Noirs » en Mauritanie, diffusé notamment par les militants de l’IRA, ainsi que le soutien massif de l’Ambassade des États-Unis aux revendications « abolitionnistes ». Des soutiens forts viennent aussi des Européens et des militants mauritaniens d’origine servile installés en France, en Italie, en Belgique ou ailleurs. Mais il s’agit là de feux de paille, la réalité hiérarchique est tout à fait autre en Mauritanie. Et la défense de l’égalité sociale doit passer par l’acceptation de cette réalité qui nécessite de longues années pour se transformer, et qui ne dépend pas du tout des décrets administratifs.

Comment s’exprime la discrimination des groupes serviles ? En Mauritanie, les préjugés sociaux sont liés d’abord au statut des personnes et non pas à leur origine ethnique, ce qu’on nomme couramment la « race ». Ces préjugés s’expriment dans la vie sociale ordinaire dans tous les lieux publics et privés. Depuis 2012, les discours de l’IRA à l’encontre des « bidân/nobles » ont par ailleurs débloqué les peurs de certains membres des groupes serviles qui se permettent de répondre vivement et parfois violemment aux personnes libres qui ne les traitent pas dignement, mais aussi à celles qu’ils rencontrent dans les rues.

Dans ce contexte, lors du discours de Néma, le président a exprimé à haute voix un préjugé ordinaire chez les Bidân, qui est très blessant pour les « hrâtîn ». Il s’agit de l’idée que les descendants d’esclaves font partie d’une autre humanité, inférieure, qui se reproduit de manière « excessive », proche des animaux. Certains Bidân éduqués affirment même, sur le ton du badinage, qu’ils « se reproduisent comme des poux, ou comme des microbes. » Cette « atteinte à la dignité » des hrâtîn a été dénoncée par les partis de l’opposition, dont le FNDU, et par les associations de défense des droits des groupes serviles, « El Hor », SOS-Esclaves et le « Manifeste des Haratines ». Ainsi par exemple, Boubacar Messaoud, chef historique de SOS-Esclaves a déclaré : « La pauvreté que nous vivons n’est pas due à la prolifération des enfants. Ce n’est pas le problème. La pauvreté est due à l’exclusion systématique depuis des siècles liée à des évènements et à des discriminations. » (RFI, 13 mai 2016[13]).En mai 2016, Philip Alston, Rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits humains, a signalé l’extrême pauvreté dans laquelle vivent les hrâtîn et les « Négro-mauritaniens » [terme introduit par les FLAM en 1986], et leur situation d’exclusion générale des services étatiques. On reviendra sur cette question plus loin, notons ici que le gouvernement mauritanien a rejeté ce rapport à cause de sa « partialité » et il a mis en cause la validité des statistiques présentées. Le fait est récurrent dans l’histoire du pays.

3— « La justice mauritanienne est indépendante »

Le 3 mai 2016, le président a affirmé que la justice est indépendante dans le pays et il a réfuté l’existence de prisonniers d’opinion, ou de prisonniers politiques. Or, au début mai, Biram ould Abeid, président de l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA, fondée en 2008), et son adjoint, Brahim ould Bilal, étaient toujours en prison après avoir été condamnés à deux ans d’incarcération en août 2015, pour avoir participé à la Caravane de l’esclavage foncier [Chronique politique de 2015, Villasante 2016[14]]. Néanmoins, l’affaire judiciaire de l’ingénieur Mohamed Cheikh ould Mohamed ould Mkhaitir n’a pas été évoquée dans le discours de Néma. Notons ici que Biram et son adjoint Brahim ont été libérés le 17 mai 2016, mais que le sort de Mkhaitir n’est pas encore fixé, même si son procès en appel a été annoncé pour le 31 janvier 2017. On y reviendra dans la section suivante consacrée aux droits humains. Je remarquerai ici que la justice mauritanienne reste arbitraire et complètement inféodée au pouvoir exécutif et à son bras auxiliaire, l’ordre islamique étatique.

Droits humains

Lundi 30 Janvier 2017
Boolumbal Boolumbal
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